Classique

LA GUITARE CLASSIQUE

Avant que la guitare classique à cordes boyaux – puis nylon telle que nous la connaissons aujourd’hui – devienne un instrument de concert en soi, aussi estimable que d’autres instruments des récitals classiques comme le piano, le violon ou le violoncelle et même le luth, elle est longtemps restée un instrument de musique de second plan, qui n’a connu qu’un succès très progressif, voire tardif. D’une part, parce que son faible volume sonore en faisait un instrument de solitaire – au mieux de salon – et un piètre compagnon d’orchestre, d’autre part, parce que les pratiques et répertoires auxquels elle était associée n’étaient pas forcément les plus considérés. Elle fut souvent abaissée au rang de grattoir d’accompagnement des musiques populaires ou perçue comme une sorte d’instrument de concert du pauvre, sinon de femme ou de pré-dandy romantique. Pourtant, c’est dans ces limites que réside une bonne part de l’hégémonie de cet outsider polyphonique : en effet, quels que soient l’époque et le contexte, elle a su s’adapter aux idiomes musicaux qu’elle a croisés et s’approprier tous leurs répertoires, et c’est à la grâce de quelques évolutions technologiques intervenues en Espagne qu’elle va enfin montrer au monde ce dont elle est vraiment capable.

Si l’on regarde loin en arrière, toutes les guitares ont un lointain ancêtre, suggéré par un bas-relief hittite de Turquie qui préfigure tout à la fois les guitarra latina d’origine européenne et les guitarra morisca en provenance du Moyen-Orient, toutes deux présentes dès le XIe siècle en Espagne. 

La guitarra morisca, montée en cordes métalliques, émaille quelques virelais du poète et musicien du XIVe siècle Guillaume de Machaut (1300-1377), l’inventeur de la chanson d’amour aussi mondaine que courtoise. Il en fait état dans son texte La Prise d’Alexandrie sous le nom de guiterne mordache. Avec les leuïs – luths ou oud’ arabes -, c’est vers cette « guitare mauresque » qu’ira sa préférence. Si les leuïs sont à l’origine de la famille des luths occidentaux Renaissance et Baroque, la « guitare morache » ou « sarrasine » est directement liée à la future viola portugaise comme à la chitarra battente italienne dont la pratique s’éclipsera au fil du XVIIIe siècle au profit de sa cousine « latine » baroque à cinq cordes doubles. 

La guitarra latina d’ascendance européenne semble issue des citoles et autres cordophones le plus souvent montés de cordes en boyaux. La vihuela de mano du XVIe siècle, puis la guitare baroque, en sont les héritières directes. Cette dernière devra attendre le dernier tiers du XVIIIe siècle en Italie pour connaitre le montage en six cordes simples et l’accordage contemporain. Alors répandue sur toute l’Europe et devenue romantique sous cette forme, la « guitare latine » en évolution patientera près d’un siècle pour fixer sa forme « classique espagnole» et devenir l’aïeule de toutes les lutheries modernes à cordes nylon.

Ainsi, si Robert de Visée (1650-1725) fut le professeur de guitare de l’élève plutôt assidu que fut Louis XIV (1638-1715) – oui, le Roi Soleil en personne était un collègue guitariste -, et pour autant que ce temps fut celui des « Grands Classiques » Corneille, Racine et même du comique Molière, il faut attendre bien longtemps pour que la guitare devienne un instrument de musique dit « classique », à savoir qu’elle s’adapte à l’interprétation des répertoires de la musique savante et liturgique séculière qui constituent ce style ainsi défini. Et ce n’est donc que dans le dernier tiers du XIXe siècle en Espagne que s’opère l’extraction de la guitare de ses compositions propres et corporatives – depuis son répertoire folklorique et même romantique très riche – pour s’ouvrir au monde de l’interprétation classique sur un instrument presque entièrement repensé par Antonio de Torres (1817-1892), dont le génie créatif est à comparer avec celui d’un Orville Gibson (1856-1918) dans le domaine de la guitare à cordes métallique.

Antonio de Torres, comprenant que la table d’harmonie de la guitare est la pièce maitresse de l’instrument, systématise l’usage du barrage en éventail symétrique, déjà existant certes, mais en lui donnant plus de sens sur une surface de table plus grande. Les côtes de la guitare romantique explosent avec lui ! Pour bien entériner le fait que la table d’harmonie est le cœur du problème du timbre et dynamique de la guitare, il va jusqu’à expérimenter ses tables sur une guitare aux éclisses en carton, histoire de ne mettre en relief que le son propre de la table d’harmonie. Un système de recherche et développement que l’on peut cette fois comparer à celui du « log » de Leo Fender (1909-1991), une poutre tendue de cordes sur laquelle il testait tous ses nouveaux micros. À l’instar d’un Gibson ou d’un Fender, le talent de Torres balaya peu ou prou tout le reste de la confection de guitare à cordes boyaux, d’abord en Espagne, puis partout dans le monde où l’ensemble des facteurs vont recevoir et adapter ce nouveau concept. L’atelier Torres connaît tout d’abord le ciel de Séville entre 1852 à 1870, puis celui d’Almeria de 1871 à 1893, seconde période où les guitares seront dorénavant numérotées. L’apport majeur d’Antonio de Torres, en plus d’une projection sonique accrue, est avant tout une qualité de son jamais entendue jusqu’alors avec une grande définition du timbre, un registre de son clair et chaud étendu, un équilibre entre les graves et les aigus inédit.

C’est précisément à Séville qu’a lieu la rencontre entre Antonio de Torres et le « Père de l’Église » de toutes les aventures de guitare à venir, tous styles et continents confondus, les mots sont ici pesés ! Il s’agit de l’immense Francisco Tárrega (1852-1909). Francisco a dix-sept ans et, au bras de sa guitare Torres, il est en passe de devenir non seulement un virtuose absolu – surnommé le Sarasate de la guitare – mais aussi un compositeur fin et inspiré qui est à l’origine, une fois encore, de la structuration du jeu de la guitare classique et, au-delà même, non seulement de la prégnance de l’instrument de récital à travers le monde mais aussi de la diffusion de son aura. En d’autres termes, si l’on prend un raccourci un rien saugrenu mais tout à fait congru, pas de Jimi Hendrix sans Francisco Tárrega ! C’est dit. 

Ainsi, aussi contradictoire et cocasse que cela puisse paraître, c’est donc sur une guitare moderne d’Antonio de Torres, de forme et de conception nouvelles, que le répertoire dit « classique » devient enfin accessible à l’instrument. Si Francisco Tárrega en est le pionnier, il faut encore compter sur quelques personnages importants pour porter la voix de la guitare classique aux quatre coins du globe : citons Emilio Pujol (1886-1980), élève de Tárrega, lui-même excellent musicien et enseignant qui adaptera des centaines de pièces classiques pour la guitare ; puis le barcelonais Miguel Llobet Solés (1878-1938) à qui l’on doit les premiers enregistrements de guitare classique et peut-être quelques leçons données au jeune Andres Segovia (1893-1987) que l’on peut considérer comme le tout premier concertiste de guitare classique d’envergure internationale. Ce Maître absolu de la guitare classique adaptera Jean Sébastien Bach (1685-1750) et donnera en 1935 une première de la « Chaconne de la Partita n°2 », pièce réputée dans le répertoire classique comme une pierre de touche particulièrement difficile d’exécution. Au sortir de l’après-guerre, Andres Segovia est aussi à l’origine du remplacement des archaïques cordes en boyaux par les cordes en nylon.

Quand on parle de guitare classique, on ne saurait faire l’impasse sur l’Amérique du Sud qui a porté, et porte encore, parmi les plus influents et talentueux guitaristes dits classiques. Une mention toute particulière pour le multi-instrumentiste et compositeur Heitor Villa-Lobos (1887-1959), pour Agustín Barrios Mangoré (1885-1944) et Antonio Lauro (1917-1986). Tous trois ont cette faconde post-romantique et cette inventivité hyper-mélodique d’une musicalité foisonnante propre aux musiciens d’Amérique du Sud, et l’on peut sans exagération dire que le grand moderne que fut Baden Powell (1937-2000) et l’étourdissant contemporain Yamandu Costa (1980) en sont les dignes héritiers.

En Europe, les concertistes historiques de la période de gloire de la guitare classique, qui se situe entre les années quarante à quatre-vingt-dix, sont pléthores. Citons ceux qui gagnèrent une audience auprès du grand public : Narciso Yepes (1927-1987) à qui l’on doit l’exhumation de la romance anonyme « Jeux Interdits » attribuée au virtuose de la guitare romantique Fernando Sor (1778-1839), le britannique Julian Bream (1933-2020) dont l’idole était Django Reinhardt (1910-1953) et sans doute la verve la plus libre du genre classique, le duo Ida Presti (1924-1967) et Alexandre Lagoya (1929-1999) dominé par le talent exceptionnel d’Ida, John Williams (1941) souvent considéré comme le prince du roi Segovia, David Russell (1953) dont l’enregistrement de l’intégrale de Francisco Tárrega est une référence inégalée, Roberto Aussel (1954), argentin installé en France et pour qui Astor Piazzolla (1921-1992) écrivit quelques pièces pour guitare classique.

Les facteurs de guitare classique à travers le monde sont tout aussi nombreux et pas moins talentueux. Si l’on excepte l’industrie de masse, qui offre une qualité relative selon sa provenance, l’Espagne reste à ce titre une valeur sûre, la lutherie de guitare classique demeure avant tout une affaire d’artisans. À l’instar de l’ensemble des luthiers du quatuor qui déclinent à l’envie l’archétype du violon de Stradivarius, tous les luthiers de guitare classique fondent leur travail, recherchent et développement, autour du concept d’Antonio de Torres. La guitare classique est aujourd’hui elle-même un archétype dont nous pouvons citer ici quelques noms de facteurs de renom international qui ont participé de son mythe : les français Robert Bouchet (1898-1996) et Daniel Friederich (1932-2020), l’entière dynastie espagnole des Ramirez, avec en particulier José Ramirez II (1885-1957), l’allemand Herman Hauser (1882-1952) qui fut longtemps le choix du grand Andres Segovia, José Luis Romanillos (1932), l’anglais David Rubio (1934-2000), le japonais Masura Kohno (1926-1998), et l’australien Greg Smallman (1947) à l’origine de barrages en treillis de bois aussi innovants que débattus.

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