Manouche

LA GUITARE MANOUCHE

En France, depuis le tout début des années trente, après l’hégémonie du rustique banjo-guitare à six cordes, le son des cordes dans la musique musette et jazz à la française s’est avant tout écrit sur des guitares sorties des ateliers de la grande maison Selmer, d’ores et déjà célèbre pour sa facture de bois et de cuivre. Retour sur cette véritable « Reine de Musette » et sa « Graçieusette » palanquée de copies ! 

Dans les années vingt, s’installe en masse à Paris une toute nouvelle génération d’artisans du bois fraîchement débarquée d’Italie, principalement du sud du pays et de Sicile. Ces hommes fuient tout à la fois un corporatisme professionnel pesant pour certains, une misère noire pour beaucoup et les chemises de la même couleur pour d’autres. Ils sont ébénistes, menuisiers ou fabricants d’instruments de musique et sont pour la plupart originaires de la ville et de la province de Catane, foyer traditionnel de la lutherie italienne. 

En France, c’est à Mirecourt dans les Vosges que l’on produit alors, outre les instruments du quatuor, des guitares, des mandolines et des banjos en quantité. Bientôt, ce flux migratoire inopiné redessine autant la carte géographique de la facture instrumentale française que l’avenir d’un métier dont la transmission se fait bien souvent d’une génération à l’autre. Ainsi, des années vingt jusqu’au début des années quatre-vingt-dix pour quelques-uns d’entre eux, les noms des ateliers devenus célèbres des Jacobacci, Di Mauro, Busato, Favino, Anastasio, Bucolo, Grizzo, Siro & Gino, Pappalardo, Castelluccia, ou celui de Maccaferri pour la maison Selmer, sont à l’origine d’une dynamique de « guitariers » – le nom de luthier était alors réservé aux artisans du quatuor – à l’écoute des musiques populaires de leur temps qu’ils ont généreusement alimentées en instruments de musique, le plus souvent simples et efficaces, d’entrée et de milieu de gamme et plus rarement de haut de gamme. 

Il faut ajouter à cette liste sélective transalpine les noms de quelques luthiers parisiens d’origine non-italienne : Pierre Fontaine, David Enesa, ou encore Arthur Carbonell à Marseille. Tous ces facteurs, figures incontournables de l’histoire de la lutherie française de guitare de la seconde moitié du XXe siècle et du son des cordes du musette et jazz sont à plus d’un titre remarquables : en plus d’ardents travailleurs qui ont produit dans leur ensemble, sous leur nom propre ou ceux de leurs distributeurs, une quantité d’instruments digne d’une grande compagnie américaine, ils sont aussi et surtout à l’origine d’une exception culturelle française de la lutherie du XXe siècle qui s’est depuis répandue à travers le monde grâce à la musique et la figure d’exception de Django Reinhardt et ses apôtres. Ces modèles de guitare jazz-musette « à la française » sont devenues mythiques et sont, de nos jours, plus que jamais convoités. 

Tous ces luthiers ont un point commun : ils ont copié et décliné le modèle de guitare à cordes acier dessiné par Mario Maccaferri (1900-1993) pour la maison Selmer. Ce musicien multi-cartes fait partie des nombreux luthiers italiens et siciliens venus s’installer en France qui influencent et font revivre la lutherie. Cependant, Mario Maccaferri fait figure d’exception au sein de cette communauté en cela qu’il était, avant son arrivée en France, un luthier de violon et de guitare prime et titulaire de brevets, un ancien élève du fameux luthier et guitariste Luigi Mozzani (1869-1943) dont il s’inspirera grandement, un professeur de guitare diplômé et un concertiste international de renom, alors que la plupart de ses compatriotes n’étaient que de petits artisans émigrés. 

La vénérable maison Selmer, spécialiste des bois et des cuivres depuis sa création en 1900, a entamé une collaboration inattendue avec le luthier italien en 1931 en lui confiant la création d’une ligne entière de guitares comprenant, en plus des instruments à boyaux, des guitares à cordes métalliques dédiées aux musiques hawaïennes et jazz alors florissantes. Si le talent et l’inventivité de Mario Maccaferri lui ont permis d’ouvrir le champ de production des usines Selmer sur un nouveau marché, son opiniâtreté et quelques dissensions contractuelles auront raison de cette collaboration dès 1934. Cette furtive mais prégnante aventure n’est pas sans évoquer celle du créateur Lloyd Loar, qui redéfinit le concept même de la mandoline et de la guitare chez Gibson quelques années plus tôt. L’atelier de guitare fera long feu chez Selmer, jusqu’en 1952, en ne conservant qu’une nouvelle mouture de guitare jazz à cordes acier directement dérivée du modèle conçu par Mario Maccaferri. Le luthier, quant à lui, ayant abandonné sa carrière de concertiste suite à un accident à la main droite, a immigré aux États-Unis avant-guerre où il crée et commercialise jusqu’à sa mort anches, violons, guitares, ukulélés et last but not least des pinces à linges, le tout en plastique. Le succès des pinces à linge en plastique n’a toujours pas été démenti…

Le premier modèle à cordes acier Selmer « sous la direction artistique de Mario Maccaferri » (sic.) appelé Orchestre a été inspiré au luthier par la mandoline napolitaine dont le principe de construction de la table, pliée derrière le chevalet flottant, lui assure une tension importante. La table du modèle Orchestre est ainsi voûtée dans le sens de la longueur mais aussi de la largeur, puis collée sur des barres courbes. Une grande rosace ovale en forme de “D”, et un point d’accroche en bas de caisse sont autant de points communs avec la mandoline. On notera une innovation marquante et inédite sur une guitare dédiée aux orchestres des musiques contemporaines – là encore inspirée par Luigi Mozzani – : un pan coupé facilitant l’accès aux aigus. Il faudra attendre l’après-guerre chez Gibson pour voir cette option devenir la règle dans la facture des guitares américaines. Après le départ de Mario Maccaferri, la maison Selmer proposera un modèle révisé avec de nouvelles caractéristiques : une petite rosace ovale en forme de “O” inspirée de la lutherie romantique française qui remplace la grande bouche en “D”; un manche moins large qui offre maintenant quatorze cases hors caisse comme sur beaucoup de guitares Gibson et Martin de la période. En dépit d’une allure commune, les modèles Selmer Maccaferri et Selmer sonnent très différemment. Cela s’illustre parfaitement à l’écoute du musicien grâce à qui ces deux guitares atypiques sont devenues célèbres et ont perduré : une fois encore, Django Reinhardt, le seul et l’unique.

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