Electriques

LA GUITARE ÉLECTRIQUE

« Guitare et électricité » est un couple emblématique des musiques populaires de l’Amérique du Nord du XXe siècle et participe activement au mythe moderne de “l’Âge d’Or” de ce pays. Il est au centre d’une dynamique culturelle, économique et sociale, voire politique – l’interprétation de l’hymne national américain The Star Spangled Banner par Jimi Hendrix (1942-1970) en fait foi – qui a largement dépassé les frontières et le cadre strict de l’organologie (la science et histoire des instruments de musique) et de la musicologie (la science et l’histoire de la musique).

Ainsi, dès le premier tiers du XXe siècle, au gré de la créativité musicale du « Nouveau Monde », la lutherie s’est orientée vers l’amplification électrique de tous les instruments de musique dont l’orgue de chapelle, les instruments du quatuor mais aussi de la guitare, pour résoudre le problème inhérent à son faible volume sonore. Elle s’adapte ainsi à de nouveaux contextes de jeu dans des formations comprenant des instruments à vent et une batterie, et aussi à des lieux de production musicale de plus en plus spacieux.

Chronologiquement, il y eut d’abord les guitares amplifiées dites hollowbody, à savoir les guitares avec une caisse de résonance ; puis les guitares électriques solid body à proprement parler, qui en étaient dépourvues. Au commencement, la guitare électrique n’était que la continuité des expérimentations visant à amplifier le plus naturellement possible le son acoustique des guitares. Il s’agissait donc d’un simple épiphénomène des inventions et procédés d’amplification « mécanique » de l’instrument acoustique. Celui-ci avait d’ores et déjà bénéficié des innovations que furent : les guitares archtop aux tables voûtées très contraintes de chez Gibson, Epiphone, D’Angelico ou Stromberg, les caisses de résonance élargies – toujours par ces mêmes facteurs mais aussi par Martin ou les Larson Brothers – ; et enfin les guitares équipées d’un résonateur interne en bois comme sur les guitares Selmer, ou en métal avec les Dobro ou National américaines.

Pourtant, l’amplification électrique apporta quelque chose d’entièrement nouveau avec d’infinies variables de puissance et de textures sonores couplées à l’adaptabilité et la polyvalence propre à l’instrument « guitare ». Le potentiel intrinsèquement électrique des solid body, guitares à corps plein, leur ont permis de faire entendre leur voix dans tous types de contextes et idiomes musicaux. Elles se sont imposées comme un instrument à part entière et de premier plan, créant de nouvelles techniques de jeu ainsi que des répertoires aux dimensions esthétiques multiples.

Dans le détail, les premières tentatives industrielles tangibles d’amplification d’instrument à cordes acier par électrification remontent aux travaux conduits par Lloyd Loar vers 1924 chez Gibson. Cependant,  celles-ci demeureront lettre morte auprès de la direction commerciale de l’entreprise, qui considérait peu ce concept alors sans véritable public bien défini. C’est en fait du côté de la musique hawaïenne que la situation évolue, et ce sont les guitares hawaïennes lap steel – jouées en slide sur les genoux – qui seront les premières à être fabriquées en masse avec un microphone électromagnétique intégré. C’est à l’ingénieur Adolph Rickenbacker (1886-1976), qui travaillait alors pour la compagnie National-Dobro, que l’on doit en 1931 la première guitare hawaïenne amplifiée du marché qui devint presque immédiatement un succès. Une année plus tard en 1932, toujours chez Rickenbacker, apparaît la première guitare traditionnelle à cordes métallique produite en petite série jusqu’en 1935 sous la forme d’une archtop et le nom d’Electro-Spanish. Moins probante que son alter ego hawaïen, avec son micro imposant en position chevalet en « fer à cheval » au-dessus des cordes, elle ne toucha pas encore sa cible commerciale. C’est la grande maison Gibson, aguerrie aux productions qualitatives et quantitatives, qui remportera en 1936 le marché de la guitare électrifiée avec la création de la Gibson ES-150 puis Gibson ES-250, popularisées au sein de l’orchestre de Benny Goodman (1909-1986) par le musicien exceptionnel Charlie Christian (1916-1942). Le succès du musicien fut si important dans l’histoire du jazz en particulier et de la guitare en général que l’on confond encore aujourd’hui son nom avec celui du modèle Gibson ES-150, et ce jusqu’au micro qui est surnommé le « Charlie Christian ». L’atout fondamental de la Gibson ES-150 sur ses concurrentes, outre une lutherie plus élaborée, résidait dans la grande qualité de son micro créé par Walter Fuller chez Gibson et dans son positionnement au-dessous de la touche pour un son rond et chaud. Bon sang ne saurait mentir, cette guitare historique et mythique demeure d’une rare pertinence dans sa conception et sa musicalité électrique ! 

Voilà pour l’histoire officielle, mais si l’on s’attarde un peu du côté des musiciens, et en l’occurrence les guitaristes du jazz qui ont alors tout particulièrement besoin d’amplification pour se produire dans les grands orchestres, on se rend bien vite compte qu’ils poussaient à bout de bras l’idée d’une guitare amplifiée bien avant que le petit monde du business de l’instrument ne s’en préoccupe et ne s’en empare. Les éminents Georges Barnes (1921-1977), Floyd Smith (1917-1982), Bus Etri (1917-1941), Eddie Durham (1906-1987), et le plus communicatif – peut-être même le plus proactif dans le domaine – Les Paul (1915-2009) ont tous joué en public d’une guitare amplifiée empiriquement, avant qu’un quelconque modèle ne soit commercialisé. Tous relatent des têtes de phonographe à l’aiguille enfoncée dans la chair des tables, des microphones installés dans le fond découpé d’une belle archtop sacrifiée sur l’autel de la Fée électricité, etc. Côté studio, c’est à Eddie Durham que l’on doit l’un des premiers soli modestement électrifié à la guitare à résonateur, amplifiée par un micro électromagnétique, sur l’enregistrement historique de Hittin’ the Bottle en 1935 avec la formation de Jimmie Lunceford. C’est ce même Eddie Durham – un nom à retenir donc – qui mettra dans les mains de Charlie Christian sa guitare amplifiée !

Après la seconde guerre mondiale, c’est sous l’influence des répertoires du blues urbain, du rhythm and blues et des musiques de variétés dites pop, que la gamme des guitares amplifiées – jusqu’alors toutes hollowbody – subit une évolution majeure en donnant naissance à la guitare purement électrique solid body, résolvant ainsi tout à la fois les problèmes de larsen inhérents aux hollowbody amplifiées et permettant de jouer bien plus fort !

D’entre tous les pionniers de cette invention, Paul Bigsby (1899-1968) est assurément le plus intelligemment créatif et les instruments qu’il conçoit, entre autres pour le musicien de country-western Merle Travis (1917-1983), vont très largement inspirer celui par qui la révolution électrique triomphera, à savoir Leo Fender (1909-1991). Ce dernier ne tardera pas à remporter un leadership tant dans le design de ce type d’instrument que dans son approche de la production de masse avec ses premiers modèles électriques Fender Esquire, Fender Broadcaster, Fender Telecaster, puis Fender Stratocaster, Fender Jazzmaster, Fender Jaguar, Fender Mustang, Fender Precision Bass, Fender Jazz Bass, Fender Electric XII, Fender Bass VI ! Toutes les grandes marques et légendes de la guitare électrique solid body sont invariablement des suiveurs, à commencer par Gibson mais aussi Gretsch ou Rickenbacker. On citera pour l’exemple chez Gibson la gamme des modèles au nom du musicien de jazz populaire Les Paul (1915-1909) avec les Gibson Les Paul Gold Top puis Gibson Les Paul Sunburst, la Gibson Les Paul Junior, Gibson Les Paul TV, Gibson Les Paul SG.

Si la guitare électrique hollowbody fit les grandes heures de son du jazz, la solid body ne remporta pas de succès auprès de ce public. On peut tout de même citer quelques anecdotiques collaborations, timides et courtes, entre Jim Hall (1930-2013) et une Gibson Les Paul Custom Black Beauty ou Joe Pass (1929-1994) sur une Fender Jaguar. La guitare électrique solid body s’est immédiatement adressée aux musiques populaires plus rurales comme la country, le country-western et le hillbilly. On se doit de rendre hommage aux musiciens pionniers qui ont alors pris le train de cette modernité, à commencer par le « Pape » Merle Travis (1917-1983), l’exceptionnel Jimmy Bryant (1925-1980) puis le vénérable Eldon Shamblin (1916-1998), sans oublier Arthur Smith (1921-2014), l’auteur du fameux titre Guitar Boogie enregistré en 1945 qui lui aussi adoptera une solid body Fender Telecaster en 1952. 

L’avènement de la guitare électrique conduisit en France à une petite invention de langage très imagée que l’on entend aujourd’hui encore dans la bouche de certains guitaristes, même les plus jeunes : dans les années cinquante on a opposé à la guitare électrique la guitare acoustique en la nommant guitare « sèche ». Peut-être au titre que celle-ci n’avait pas de « jus » !

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